ON EST UN JOURNAL, LIBERATION

Frank Smith, le 13 mai 2014

 


Bien sûr on aurait tant voulu autre chose. On aurait voulu ne pas être un journal, ne pas être un lecteur, un photographe, ne pas être un dessinateur, on aurait voulu ne pas être. Bien sûr, comme déjà chantait Bob Dylan, les temps changent ("J'ai construit et reconstruit sur ce qui est en attente"). Bien sûr on aurait pu s’appeler Le Monde, sachant que le monde c’est tout ce qui arrive, des événements, des occasions, la totalité atomique des faits. Il n’y a pas le journal Libération. Il y a du journal, il y a du journal avec des lecteurs, il y a des lecteurs avec du journal, il y a des lecteurs qui sont des journalistes, il y a des journalistes qui sont des photographes, il y a des photographes qui sont des illustrateurs, il y a des illustrateurs qui sont des intercesseurs. On n’appartient pas à Libération, on est Libération, on est les limites du monde Libération. Bien sûr il y a encore trop d’arbres comme structures. On ne les reconnaît pas, on ne veut plus les reconnaître, l’argent, la finance, on les rencontre comme ceux qui peuvent encore attendre longtemps avant de faire des rencontres en eux-mêmes. On aurait tant voulu dévisser Libération, quitter le système hiérarchique, les instances centrales, le code binaire des actionnaires, je remets au pot ou je ne remets pas au pot. Non, il n'y a pas le journal Libération, il y a du journal Libération. Tout il y a naît de ce journal-là dans lequel on a appris à lire le monde, à voir le monde, à l’expérimenter, à essayer (de) comprendre le monde et la réalité de la vie. Il serait tellement plus facile de sauter par-dessus son ombre, alors. On est un journal, on est un lecteur-auteur qui coïncide avec un monde, pour nous. On ne peut pas les détacher l’un de l’autre. On est une non-personne, on est un peuple-lecteurs. La crise actuelle repose sur ceci qu’on ne comprend pas la logique de notre monde. Et comment ne rien dire que ce qui se doit d’être dit sachant qu’on ne sait pas tout. On est un journal qui ne peut pas exister sans nous. On ne peut mieux dire que nous ne pouvons pas sortir, du lit, de ses gonds, sortir des limites d’un journal sans nous.
Ce qu’on essaie de démontrer, c’est notre ignorance à son égard, c’est notre incapacité à en parler, on veut nous en exclure, mais personne ne comblera notre aphasie. On voit bien les actions de ceux qui soumettent la pensée à l’argent et qui font de la pensée, de l’écriture, du journalisme une activité différente de la vie. Comme si l’argent devait avoir ses fins en lui-même pour mieux servir des fins contre la vie d'un journal, contre la vie elle-même. On est un journal. On ne sautera pas à cloche-pieds par-dessus. Il ne reste de Libération que ce qui ne peut que se dire. On ne peut pas faire sans le journal qu’on est. Le journal qu’on est ne pourra pas (se) faire sans nous.