FRANK SMITH, toujours faire avec, même contre

De novembre 2015 à avril 2016, Frank Smith propose, dans le Labo de création de Ciclic, une série de textes réflexifs sur les questions « poésie, politique et image ».

Ce projet, s’intitule La poésie n’est pas une solution, citation d’une phrase de Philippe Castellin et Jean Torregrosa, qui est également le titre d’une émission que Frank Smith produisit sur France culture, interrogeant des poètes de toutes nationalités sur les pouvoirs et limites de leur art. Parallèlement à l’écriture de ces textes, il propose, à la médiathèque de Châteauroux, un cycle de rencontres-ateliers « d’investigations poétiques », où il donne à voir et à entendre le matériau même de sa recherche, le mouvement de sa pensée, l’atelier de réflexion et de création de ces textes à venir, afin de les mettre en échange et en partage avec un public.

Frank Smith est poète, auteur de films et d’œuvres sonores, affairé à produire du sens, dans ses différents formats. Son art s’attaque aux dispositifs habituels – et usés – de représentation du réel, aux flots de langage, juridique ou journalistique, charriés par les pouvoirs dominants. Sa poésie, envisagée comme « question » selon Jean-Philippe Cazier (sur mediapart), fait avec : avec l’actualité la plus brûlante, avec les malheurs du monde ; avec la langue ordinaire dont il relance les potentialités.

 

N’importe qui, pour tout le monde : Frank Smith, auteur et générique

La langue ordinaire, le tout-venant : ça commence dès l’énonciation de soi. Le trouble qui saisit, dès la première captation, superficielle, du travail de Frank Smith – en inspectant la partie « biographie » de son site, en compulsant les quatrièmes de couverture des livres, parus chez les meilleurs éditeurs de poésie contemporaine (Al Dante, l’Attente, Argol, Le bleu du ciel…), est un trouble d’ordre plastique autant que sémantique. Cet auteur, qu’à la suite de Charles Reznikoff, influence majeure pour lui, on qualifie parfois d’objectiviste, est, en lui-même, générique. Frank Smith : le nom pourrait être un pseudonyme, pourrait être simple maillon d’un multiple, ce que confirme sa réponse à l’obligée question biographique :

« Disons que je suis né entre Paris et Los Angeles. Mon nom vient de Nottingham, une ville anglaise située dans les Midlands, d’où est originaire mon grand-père paternel qui a fait fortune dans l’industrie dentellière. Frank Smith (289 000 000 résultats sur Google), on est tellement nombreux dans ce nom que c’est le nom de personne (Smith est l’un des patronymes les plus répandus dans le monde,) comme si sa fonction anonyme s’exerçait à la fois sur les signifiants d’une conduite d’écriture, d’une pratique de la langue et sur le langage du corps. Ce nom de personne amorce des circuits qui courent de la France au Royaume-Uni jusqu’en Nouvelle Angleterre, à Boston et New York où vivent des cousins. »

Frank Smith, avec son « nom de personne » n’est pourtant pas n’importe qui – quand sa poésie, elle, parle pour tous. L’un de ses ouvrages majeurs, Guantanamo (Seuil, "Fiction & Cie", 2009), s’emparant d’un matériau documentaire (les minutes des procès, par des tribunaux d’exception, des futurs prisonniers de Guantanamo), désincarcérait, par recomposition, ce que cette expression juridique, « les minutes », anesthésie, neutralise : l’affliction, la souffrance, l’incompréhension de ces détenus, perdus, isolés. Cette opération de restitution (redonnant une voix, une forme de dignité à cette souffrance anonyme et invisible) procède d’un travail précis sur l’énonciation. Un jeu sur les pronoms et leur usage (notamment du très ambigu « on », qui signale le neutre ou le collectif, en français) le permet, et permet cette appropriation par le lecteur. C’est également ce qui se produit dans Etats de fait (l’Attente, 2013), relecture, par ses traces médiatiques, de la guerre civile libyenne. Encore une fois, il ne s’agit pas de simplement dénoncer ces situations intolérables, mais de les énoncer. Pour ainsi parvenir à dire ces moments du réel qu’habituellement le langage voile.

« Nous avons tout à dire et nous ne pourrions rien dire ? Qui dit la vérité, qui retire la peau des choses ? Il faut trouver la chose vive. Nous ne proposons pas d’« écrire de beaux textes, de belles pages, de beaux livres » : nous voulons être dérangés dans nos pensées. Ce qui nous lie est que nous ne sommes pas seuls ici. Ce qui nous lie est que nous sommes loin d’être entre nous. » (affirme-t-il dans « Ce qui nous lie », manifeste paru dans la revue Mouvement, en 2013.)

Trouver la chose vive. On pourrait ajouter, rémanence d’autres fragments de l’Histoire, « Par tous les moyens nécessaires ». Et pour ce faire, Frank Smith n’érige aucun format (y compris ce mode de récupération-transformation d’éléments de langage officiel) en système. Au contraire.

 

Multiplication des formes, multiplication des liens

Et si tout commença par l’écriture (« J’ai écrit depuis que je sais lire. Beaucoup et longtemps. Ma mère, qui s’appelle Claudine, m’a offert tous les Claudine de Colette quand j’étais gosse, et j’ai lu et relu les cinq romans dont l’héroïne est cette adolescente, puis femme, malicieuse et espiègle. J’écrivais dans les livres de Colette à l’encre bleue»), le chemin de Frank Smith vers ce devenir-écrivain est passé par d’autres média : le son, l’image.

Dans les années 90, il réalise une série de courts-métrages sur le Liban, qu’il conçoit comme des « livres filmés ». Et puis il y a ce moment majeur, l’explosion d’où tout s’articula : la production, durant dix ans, pour France Culture, des Ateliers de Création Radiophonique :

« (…) Aux côtés de Philippe Langlois, en vrais chiens fous nous aboyions le son dans tous les sens et aux quatre points cardinaux, en invitant des artistes issus de tous les champs de la création contemporaine à se confronter à l’espace radiophonique public. C’est par l’ACR — plus de 400 œuvres originales produites en dix ans —, à travers lequel on n’a pas cessé de faire des plis, que j’ai pu appréhender la notion de multiple, à savoir que ce n’est pas seulement ce qui a beaucoup de parties, mais que c’est ce qui est plié de beaucoup de façons, en provocant, en mettant en action des collaborations aventureuses avec des artistes que nous admirions et qui nous stimulaient : Laurie Anderson, Alain Bashung, Christian Boltanski, Sophie Calle, Boris Charmatz, Hélène Cixous, Claude Closky, Matali Crasset, Georges Didi-Huberman (…) »

Cette aventure fondatrice, cette ouverture extrême, résonnent dans l’aspect multiforme et ouvert de son travail actuel. À la question des influences, outre la poésie américaine, il s’empresse d’ajouter des créateurs protéiformes :

« (…) Découvrant les films de Jean-Luc Godard, de Chris Marker, de Chantal Akerman, artistes multi-directionnels géniaux qui n’ont jamais établi de priorités ni de hiérarchie dans leur rapport à l’image ou au texte, ni même au son. Pas d’étanchéité non plus entre les genres, documentaire ou fiction. »

De cette souplesse témoignent le double objet Le Film des questions (un film, mais aussi un livre, qui n’en est ni le scénario ni le bonus, mais une version autre, parue chez PLAINE page en 2014), comme ses nombreux diagrammes, dépliements heuristiques à main levée d’une pensée, d’une lecture, pour la revue L’impossible. Lier, re-lier, on y revient : Le travail de création chez Smith est toujours affaire de lien :

« Je suis un obsessionnel de la forme informelle, dans le désir d’un écart à soi qui tienne lieu d’origine vers un monde extérieur : « étreindre le réel », pénétrer à travers ses maillages épineux, et par enfoncement — en relation avec son propre dehors. Déborder tout contenu vivable ou établi. C'est un processus inséparable d’une affirmation désirante et d’une expérimentation de vie. » 

(…)

« Je me suis rendu compte que l’acte de création, par un système d’interactions ouvert à tenir, consistait notamment à connecter des flux sur d'autres flux où tous sont relancés l’un par l'autre, des textes avec des images avec des sons, comme une machine-toupie — précession puis nutation, et fonction elliptique. Une pensée rotative en mouvement, où un groupe d’images, de sons et de textes tourbillonnent de plus en plus vite autour d'un point mystérieux, dansent une danse circulaire par opposition à la chaîne linéaire allégorique.». 

[Guénaël Boutouillet, octobre 2015]


Les citations entre guillemets dans le texte sont extraites – sauf indication contraire – d'un entretien entre Guénaël Boutouillet et Frank Smith

 

En livre, en site, en résidence : 2015, affirmation de la constellation Smith.

L’année de parution d’un livre n’est jamais le reflet de l’immédiate activité de l’auteur, les publications de projets résultant d’un long travail en amont ; pour autant, avec quatre livres publiés (dont l’un est un site), 2015 aura été pour Frank Smith une concentration de concrétisations.

Les possibilités du livre imprimé sont explorées dans Surplis, paru en janvier chez Argol. Ce livre, témoin d’une résidence d’auteur à Chamarande, où il avait travaillé seul et collectivement, creusant et circulant depuis une phrase (« Je pense à toi »), est une réalisation d’orfèvre (par Julie Patat), un jeu de papiers collés étonnant, où la phrase résonne de toutes ses potentialités, où le « pli » deleuzien est mis en perspective dans un ouvrage ouvert, abordable, concret. Aussi profond que ludique, ce livre est un bijou, à mettre entre toutes les mains.

C’est Gilles Deleuze encore qui guide un autre projet de dépliement, dans un espace numérique cette fois : Deleuze memories est un site où s’inscrit une « lecture indirecte libre » du philosophe par Frank Smith, fascinante progression hypertextuelle entre concepts revisités et re-questionnés. Entamée par la phrase « Le penseur est heureux lorsqu'il n'a plus le choix », elle se clôt par son pendant « Le penseur est heureux quand il n'a plus que le choix d'être vivant. », et sa construction fractale permet, littéralement, de circuler dans une pensée avançante.

Il nous faut aussi évoquer deux autres livres récemment parus : le magnifique Katrina (à l’Attente), où le travail d’enquête sur un désastre écologique et social est augmenté par la poésie, laquelle n’en sort pas perdante ; et le vertigineux Résolution des faits (Fidel Anthelme X), exercice de trituration du substantif « résolution », dont Claro a affirmé qu’il constitue « à sa façon vigilante et tremblée, une machine de guerre ? »

Questionnant inlassablement le langage, en déplaçant les représentations et les effets, par rotations subtiles et incessantes, Frank Smith continue de faire avec et contre, d’opérer dans le commun pour en exhausser les pouvoirs extra-ordinaires :

« Un tournoiement diluvien, donc. Politique. Et déjà, c’est une vision avivante de la poésie qu’on tentait de porter. »

[Guénaël Boutouillet, octobre 2015]