Frank Smith : la poésie comme question

 

Par Jean-Philippe Cazier

 

(Article publié dans Mediapart le 24 mai 2013)

 

 

Dans États  de faits  et Gaza, d’ici-là, que Frank Smith publie simultanément, l’état habituel du langage est suspendu au profit d’un questionnement, et par ce suspens du langage, le monde est mis en question. La poésie fait du langage un questionnement, non parce que le poète, de fait, poserait des questions, mais parce que le questionnement définit le langage, devient l’être du langage par lequel le monde devient une question : « On ne sait pas comment qualifier les choses : une révolution, une guerre civile, des événements ? ».

Que le questionnement définisse le langage implique qu’il soit impuissant à signifier, à se référer à une réalité évidente : le langage comme question implique que celui-ci s’affirme lacunaire, inachevé, en même temps que le sens qu’il véhicule, la réalité qu’il nomme, apparaissent eux-mêmes troubles, obscurs, inachevés. Les livres de Frank Smith transforment le monde en fragments – un inachèvement essentiel. Le monde perd son unité, sa stabilité, pour devenir un ensemble de possibles face auxquels se répète la question : qu’est-ce que le monde et comment peut-il être commun ? La réponse impliquant que l’inachèvement du monde, sa définition comme ensemble de possibles, sans unité ni identité, appellent un monde non identique mais commun.

 

Faire de la poésie et du monde une question implique un attachement aux faits, un parti-pris d’objectivité. Gaza, d’ici-là, par exemple, est écrit à partir d’un rapport de l’ONU relatif à « l’Opération Plomb durci », opération au cours de laquelle l’aviation israélienne a bombardé de nombreux points de la bande de Gaza et l’armée de terre a conduit diverses opérations au sol. « L’Opération Plomb durci » est comptable de centaines de morts, de centaines de blessés, et davantage encore de dégâts psychologiques. Frank Smith reprend le rapport de l’ONU pour en faire la matière d’une singulière construction poétique impliquant une volonté de témoigner, de s’en tenir aux faits : dire le monde au plus près des faits, contre un langage qui serait l’expression d’une version déjà établie, d’un sens installé, fixe. L’enjeu serait d’empêcher une interprétation qui recouvrirait la pluralité des faits au profit d’un sens unique masquant à l’avance la réalité du monde. C’est au contraire cette dimension factuelle qui intéresse Frank Smith, et son intérêt pour un langage qui se veut le plus factuel se rattache au souci de contourner moins le sens que sa fixation, son unicité. L’attachement à un langage s’efforçant d’être factuel et objectif ne vise pas un compte-rendu insipide de l’état du monde mais l’ouverture de celui-ci à une pluralité du sens par laquelle le monde apparaît en lui-même pluriel, hétérogène.

 

Le témoignage a pour effet que les faits durent. Ce qui est rapporté dans le dossier de l’ONU a été dit par la presse, diffusé dans les médias – et aussitôt oublié, recouvert par d’autres discours. Le régime médiatique du langage favorise un recouvrement incessant du discours et du monde, de l’état du monde. Les faits constitutifs du monde à peine évoqués disparaissent, ce qui permet au pouvoir du discours dominant d’enterrer le monde sous sa fiction régulatrice et unificatrice. Gaza, d’ici-là, comme États de faits, impliquent une volonté de résister à la domination d’un langage qui est une domination du monde par le recouvrement des possibles du monde au moyen d’un langage qui en produit une version unificatrice et totalisante – et cette résistance serait le sens du témoignage. C’est cet état médiatique du langage qui, dans États de faits – élaboré à partir de la masse des informations qui ont circulé à travers les médias durant la guerre en Libye –, est repris, subverti, contourné, détruit. Il s’agit de défaire le régime médiatique du langage autant que son régime dominant, unificateur, en insistant sur les faits, en répétant les faits qui, d’être dits trop vite, sont finalement silencieux, qui d’être répétés acquièrent une durée que le pouvoir ne peut que leur refuser et minent la possibilité d’un point de vue totalisant et totalitaire.

 

Pourtant, s’il s’agissait uniquement de témoigner, la reproduction du rapport de l’ONU ou la compilation et la diffusion de témoignages de palestiniens ou de libyens suffiraient. Le témoignage, ici, s’inscrit dans un projet politique et poétique qui dépasse – sans l’ignorer – le témoignage pour rendre possible le questionnement dans le langage et dans le monde. Les historiens et physiciens savent qu’un fait n’est pas donné mais construit à l’intérieur d’un cadre théorique et matériel. C’est une idée proche qui organise ces deux recueils : les faits y sont indissociables du langage qui les dit et, les disant, les produit. « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations », écrivait Nietzsche, radicalisant l’idée que le fait apparaît à l’intérieur d’un point de vue lié à une interprétation, à un sens et une valeur. Les textes de Frank Smith mettent en évidence que le langage dessine des perspectives constitutives du monde et que celles-ci, comme des cadres découpés dans la multiplicité du monde, rendent possible l’émergence des faits. Un fait est l’effet d’un point de vue, d’une sélection impliquant une interprétation, un sens du monde. Il ne s’agit pas de revenir aux faits contre le langage, d’invoquer une objectivité naïve fondée sur une métaphysique simpliste : l’enjeu est de se situer là où le fait et le langage sont indissociables, où le monde ne se distingue pas du langage qui le dit et où le langage est aussi ce qui produit le monde. La poésie de Frank Smith trouble ce rapport entre le monde et le langage, moins pour rejeter ce rapport que pour le multiplier et par là multiplier les points de vue, le sens, pluraliser le monde pour le rendre à son hétérogénéité – mettant en échec le langage du pouvoir qui fonctionne en imposant un point de vue, un cadre unifiant et homogénéisant par lequel le monde exclut la pluralité des possibles qui pourtant l’habitent, exclut la question de la communauté au profit d’une unique réponse, celle de l’identité.

 

L’objectivité dont se réclament les textes de Frank Smith n’est donc pas à comprendre comme une volonté de se concentrer sur une réalité qui, par-delà le langage, serait donnée en elle-même. Si cette objectivité correspond à un effort pour témoigner, faire insister les faits divergents et, par cette insistance, miner la version réductrice du pouvoir, elle est aussi un effort pour s’en tenir à l’en deçà des faits, là où ils se construisent comme tels, où les conditions du monde ne se dissocient pas de perspectives qui sont des interprétations – perspectives indissociables du langage. L’objectivité concerne moins un retour aux faits qu’une attention à leur pluralité hétérogène ainsi qu’à leur condition de possibilité. L’objectivité insiste sur la nature perspectiviste du monde et la pluralité des perspectives du monde, c’est-à-dire introduit dans le point de vue unifiant du pouvoir une autre perspective qui pluralise le monde, libère son hétérogénéité et la communauté que cette hétérogénéité revendique.

 

La première partie de Gaza, d’ici-là concerne le point de vue palestinien, témoigne de ce qui a eu lieu sur le territoire palestinien au cours de « l’Opération Plomb durci », alors que la seconde partie concerne le point de vue israélien, témoigne des traumatismes liés à la menace permanente de tirs de roquettes – les deux perspectives étant séparées par la division en deux parties, divisées entre un ici et un qui marquent la place d’une frontière reproduisant celle, matérielle, entre Israël et les territoires palestiniens. Deux points de vue immédiatement séparés, dont chacun s’affirme sans impliquer l’autre possible, en l’excluant au contraire, ce qui paraît être la condition de chacun d’eux. Les deux parties du livre, les deux perspectives juxtaposées, sont inséparables d’une frontière qui les distingue et marque leur exclusion réciproque (en même temps que leur coexistence, leur existence ensemble, la séparation qui les relie), exclusion entre un ici et un inamovibles, ne pouvant penser un ici-là (qui pourtant, du fait de la frontière, en un sens existe déjà) où les perspectives s’impliqueraient pour former une communauté qui est la seule possible : celle, impossible, inachevée et inachevable, qui s’affirme en affirmant l’hétérogène – communauté de différences, de points de vue multiples, variables, à l’infini.

 

Si ce livre s’appuie sur un rapport de l’ONU, il n’en est pas la reproduction : celui-ci est l’objet d’une sélection, d’un réagencement, de découpages nouveaux, d’une mise en forme, etc. Frank Smith choisit de privilégier le point de vue des civils, qui subissent sans être actifs dans le conflit. Ce parti-pris donne la parole à ceux qui ne l’ont pas, autant qu’il permet un décadrage par rapport au discours du pouvoir, puisque ce qui est énoncé circonscrit le non-dit de ce qui, d’être occulté, peut être qualifié « d’opération militaire » : « Alors qu’il se trouvait à proximité d’une formation de chars, / le groupe a essuyé des tirs déclenchés sans sommation. / La sœur et la mère de l’homme / ont été touchées : / la sœur de l’homme a été tuée sur le coup / et sa mère, essayant de fuir, s’est effondrée ». En quoi une « opération militaire » implique-t-elle de tuer délibérément des civils ? « Opération militaire » est une étiquette qui correspond à ce qui a eu lieu mais qui opère en même temps une sélection dans la pluralité de ce qui a eu lieu. Les termes imposent un cadre au réel qui ne délimite pas la totalité du réel – délimitation impossible – et il suffit de faire varier le cadre pour que le réel varie. Parler uniquement « d’opération militaire » privilégie une perspective, contracte la réalité en une version qui renvoie dans l’inexistant les mille autres perspectives possibles. Qu’est-ce qui a lieu ce jour-là, à telle heure, à tel endroit ? Mille choses, mille faits : le bleu particulier du ciel, la chaleur, tel oiseau sombre traversant le ciel, tel homme, tel désir, la poussière du sol soulevée par le vent, une mouche en train de mourir, un char de Tsahal traversant la rue, une femme tuée sans raison et volontairement par des soldats de l’armée israélienne…

 

Témoigner, faire insister les faits c’est, contre les étiquettes du pouvoir, le cadre du langage dominant, déplacer les bords du cadre, multiplier les perspectives pour multiplier la réalité et miner le monde du pouvoir. C’est ce travail qu’opère Frank Smith : tracer de nouvelles lignes entre les milles points de la réalité, tracer de nouvelles figures qui construisent de nouveaux paysages de la réalité, de nouveaux faits parmi l’infini des faits – construire un autre monde multiple et inachevé. C’est en ce sens que le monde devient une question et que le questionnement définit le langage : il s’agit de multiplier les possibles et, par le suspens de tout point de vue unique, de voir le monde comme un ensemble de perspectives variables, hétérogènes, laissant le monde à son inachèvement.

 

En même temps, il est important que Gaza, d’ici-là soit élaboré à partir de témoignages et de discours, c’est-à-dire d’un langage qui, énonçant les faits, les produit en tant que faits. Ce livre – comme États de faits – n’est pas constitué de faits mais de discours qui énoncent des faits, de paroles qui, disant ce qui a eu lieu, produisent ce qui a eu lieu. Témoigner, ce serait aussi produire ce qui a eu lieu. Si le fait que le langage construit le monde amène à repenser l’opposition entre le témoignage objectif et la fiction (même si les conditions pour qu’un témoignage soit reconnu comme vrai ne se réduisent pas à des conditions linguistiques et n’auraient pas de sens du côté de la fiction), il ne faut pas en conclure que le témoignage est par essence invention et que les faits énoncés dans Gaza, d’ici-là sont faux : ce qui est énoncé peut correspondre à la réalité, même si cette réalité n’est possible qu’à l’intérieur d’un point de vue dont le langage trace la configuration. Le témoignage est en même temps une interprétation, la position d’un sens du monde, de valeurs impliquées par ce sens. C’est sur cette dimension langagière et perspectiviste du monde que Frank Smith insiste dans ces deux recueils.

 

Gaza, d’ici-là est construit de telle sorte qu’aucun point de vue ne puisse suffire pour énoncer le monde. Les points de vue palestinien et israélien sont donnés de manière neutre, en s’en tenant aux énoncés des faits : aucun des deux points de vue ne totalise la réalité mais leur affirmation conjointe dit la pluralité de la réalité, son irréductibilité à une perspective. Ce qui a eu lieu est les deux perspectives à la fois – réalité hétérogène, manifestée dans le trait d’union qui relie et sépare en même temps : ici etet... Par là, Frank Smith court-circuite la tendance des discours à l’hégémonie, à être le langage d’un pouvoir qui, excluant d’autres possibles, prétendrait résumer l’état du monde. En même temps, en s’en tenant aux énoncés, aux faits tels qu’ils sont énoncés, le texte rend indécidable la conformité de ces énoncés à ce qui a eu lieu : les faits rapportés sont-ils réels ? les énoncés sont-ils vrais ou faux ? Ils peuvent être l’un ou l’autre, leur vérité ou leur fausseté étant également possibles. Le traitement du langage, la perspective qui par l’écriture s’y introduit, tendent à faire du langage le lieu de possibles exclusivement : pas de version totalisante, pas de point de vue unique, mais des perspectives plurielles, des énoncés possibles qui dessinent les cadres éphémères et vagues d’une réalité elle-même vague, seulement possible et donc inachevée, ouverte.

 

On trouve dans ce texte un usage inédit de la question, par lequel il s’agit moins de questionner en vue d’une réponse que pour dédoubler les énoncés, conserver ce qu’ils affirment mais en maintenant ouverte la possibilité d’autre chose, un virtuel inséparable de ce qui est actuellement affirmé : « Cet hôpital n’est-il pas situé dans le secteur est du quartier d’al-Shujaeiyah, / à l’est de la ville de Gaza, / à très faible distance de la frontière / entre Israël et Gaza (…). Le dixième jour des opérations, / cet hôpital n’a-t-il pas fait l’objet de tirs intensifs d’artillerie / dont des tirs d’obus au phosphore blanc ? ». Ce qui est dit appelle autre chose que ce qui est dit, le langage étant tendu entre deux dimensions simultanées, pliées l’une sur l’autre : l’une étant l’énoncé de faits, configurant une certaine actualité du monde, et en même temps une autre dimension qui affirme dans le monde d’autres faits possibles ou une autre possibilité des mêmes faits (qui ainsi ne seraient plus les mêmes), l’actuel enveloppant une virtualité possible et multiple – un monde dispersé, disparate, pure variation de points de vue irréductibles.

 

Cette variation du discours, et donc de l’être, fait aussi l’objet d’États de faits, constitué de propositions relatives à la guerre en Libye, écrites à partir d’articles de journaux, de discours rapportés par les médias, etc. Les propositions juxtaposées sont volontiers contradictoires, désordonnées, enchaînées comme dans un tourbillon rapide, et semblent prélevées dans un flux chaotique dont elles seraient des coupes, des instantanés fixés par le langage : « On crie que le leader est unique, un vrai faucon, qu’il ne doit pas, qu’il ne peut y avoir d’alternative, jamais / On crie que le leader est fou, un vrai charognard, qu’il doit partir sur le champ, qu’il ne peut y avoir d’autre solution, jamais/ ». Si on retrouve dans États de faits les mêmes préoccupations que dans Gaza, d’ici-là, ainsi que des procédés proches, apparaît de manière plus radicale l’idée que le langage pose sur le monde des contours qui rendent possibles les faits constitutifs du monde – conditions qui, si elles sont considérées en elles-mêmes, objectivement, impliquent la relativité de ces cadres, leur multiplicité et donc la multiplicité des possibles qui, dans le flux du monde, coexistent en même temps. Le monde serait un flux de possibles dont le langage extrait des coupes, des images arrêtées que nous désignons comme la réalité alors qu’elles en sont une possibilité, la réalité étant elle-même l’ensemble ouvert des possibles – ceux qui sont actualisés autant que ceux qui demeurent virtuels –, le flux qui les emporte et les affirme tous en même temps.

 

Le monde serait un ensemble de perspectives hétérogènes que le langage actualiserait, en privilégiant certaines, en excluant d’autres – la finalité de la poésie étant au contraire, par le langage, de faire émerger non la totalité des perspectives, ce qui serait impossible, mais leur relativité, leur coexistence, de signifier le flux chaotique qui, de manière immanente et indifférenciée, les maintient dans une communauté inachevée, mobile, hétérogène. C’est cette perspective que la poésie de Frank Smith introduit dans le monde – poésie dont le sens est également politique : miner le privilège de tel ou tel point de vue hégémonique, la fixation de telle image actuelle du monde qui ne peut être que l’image d’un pouvoir, d’une volonté de recouvrir l’infinité des images par une seule, régnante et excluante, mortelle.

 

Blanchot écrivait que demander quelle est la couleur du ciel revient à ouvrir l’espace des possibles, celui de la multiplicité des couleurs possibles. Mais le questionnement n’a pas besoin de questions, il suffit que par le langage, ou par d’autres moyens, cet espace soit ouvert. Ce questionnement définirait le langage de Frank Smith, questionnement qui, traversant le monde, en fait un questionnement. Par là, les rapports habituels du langage et du monde sont renversés : le langage produit le monde et le produit comme points de vue, flux de possibles. Mais ce renversement semble plus radical encore : en s’en tenant aux faits, à leur pluralité hétérogène, l’horizon de cette poésie n’est-il pas, au lieu de parler du monde, de laisser le monde parler, d’inscrire le langage du monde – que le monde tel qu’il est parle, que la multiplicité qu’il est s’inscrive sur la page, disant ses voix multiples et la communauté paradoxale de ces voix ?