GLISSEMENT DE TERRAINS / CHŒURS POLITIQUES (2014-2015)
Résidence de Frank Smith à l’Espace Khiasma (Les Lilas) et aux Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine)
« [...] pour prendre le ton, je lisais chaque matin deux ou trois pages du Code civil [...] ; je ne veux pas, par des moyens factices, fasciner l’âme du
lecteur. »
Lettre de Stendhal à Honoré de Balzac, 30 octobre 1840
Avouer avec l’objectif – accompli – de scandaliser son correspondant, ce rituel d’écriture, incongru et provocateur, montre bien le fossé qui sépare le travail littéraire de l’écrivain des usages juridiques ou administratifs de la langue – usages dont témoignent la plupart des documents conservés aux Archives nationales. Or, s’interdisant lui aussi d’être un « fascinateur d’âme » et après avoir fabriqué deux livres à partir des comptes rendus d’interrogatoire des prisonniers de Guantanamo (Guantanamo, Seuil, 2010) et des rapports de l’ONU sur l’« Opération Plomb durci » menée à Gaza par le gouvernement israélien (Gaza, d’ici-là, Al Dante, 2013), c’est aux Archives nationales que Frank Smith a décidé, dans le cadre de sa résidence d’écriture à l’Espace Khiasma, d’installer un BIP (Bureau d’Investigations Poétiques). Le livre élaboré à l’issu de ce travail se proposera dès lors d’explorer les modes de fabrication d’une « langue démocratique », en mesure de construire la vérité et la continuité du monde à travers ses transformations.
Cette volonté de remodéliser une « langue démocratique » est à comprendre dans les deux sens :
D’abord, lire et relire — afin de les désarticuler, d’en saisir les arcanes — certains des documents produits par cette langue de la démocratie : émanation des pouvoirs centraux de l’État et des opérateurs nationaux, constitutive du corps social et ordonnatrice du territoire sur lequel celui-ci se déploie, dont elle accompagne la reconfiguration. Déplacer ces documents pour les faire advenir dans l’espace littéraire procède donc d’un premier « glissement de terrain » : la page du livre à venir constituant ainsi un champ d’ancrage sur un territoire donné (en l’occurrence : la Seine-Saint-Denis). Une surface associée au dépôt de fragments verbaux que l’on aura prélevé sur une portion de terrain glissant, délimité (par triangulation Pierrefitte-sur-Seine/Stains/Saint-Denis : là où se trouve le site des Archives nationales) au sein d’un département en pleine mutation sociale, politique, économique et culturelle. Toutefois, il ne s’agit pas tant de traduire une langue dans une autre (ajoutant les ornements du style au matériau documentaire brut), mais d’en changer le contexte et le régime d’énonciation. D’en perturber l’agencement, les connexions logiques — tout en conservant le mode de fonctionnement du procès (process) verbal : constituer un récit qui dit ce qui est fait.
Ensuite, bien noter que le concept de « langue démocratique » renvoie également — et plus directement peut-être — à ce droit pour chacun de prendre la parole, d’avoir voix au chapitre : un lien direct entre littérature et société, affirmée par la Révolution française, lorsque l’on s’est mis à considérer que celle-ci était l’expression de celle-là. Or, il est important d’affirmer que s’il y a glissement de terrains, il intervient également sur celui-ci : l’espace de la page est celui de la multiplicité des voix et des récits lorsqu’elle prend toute la mesure du terrain social d’où ils émanent. Vouloir une langue démocratique, donc. Car la poésie se loge moins dans un style que dans un effort constant pour renouveler la construction, l’agencement et les enjeux du livre : en faire le terrain d’expression d’une polyphonie de foule catalysée en « chœurs politiques ».
Aussi, par re-conception du poétique dans un souci pragmatique (ne s’intéresser qu’aux choses, au réel) et poursuivant la démarche que comptait mener Michel Foucault dans La vie des hommes infâmes, la résidence d’écriture de Frank Smith couvrira deux types de temporalité : à l’étude des archives (présent antérieur) s’ajoutera celle des témoignages (présents de l’indicatif), afin de tenter d’élucider des formes de vies communes, des figures de la quotidienneté, des interrelations de l’intime aux institutions comme manifestations du pouvoir. Appliquant, tour à tour, les méthodes du reporter (investiguer sur le terrain) et de l’archéologue (creuser les strates de cette réalité sédimentée, produite par « glissements de terrain », que métaphorisent les fonds d’archives), le travail mené par Frank Smith sera encore une fois celui d’un agent de liaison : fouiller un territoire, partir d’une archive, « traiter » cette archive, parcourir chacun des lieux dont il y est question, et, une fois en situation, leur donner écho au moyen d’un nouveau texte – les « réajuster ». Retenir ce qui se passe et ce qui s’est passé pour, à partir de ce glissement de la langue au territoire, et du territoire à la langue, envisager la possibilité pour la poésie d’organiser l’espace public en intervenant telle une opération pratique, concrète, où l’on pense non seulement l’art comme un acte – individuel certes –, mais aussi comme un lieu public, une scène ouverte. Dans ce but, Frank Smith se proposera d’endosser, très concrètement et dans ce que cela implique en terme de relation au territoire et à ses habitants, la charge d’écrivain public !
Texte : Sébastien Zaegel + FS
Le festival de littératures vivantes RELECTURES 15 servira de rampe de lancement à ce vaste programme, avec trois rendez-vous à ne pas manquer :
– Vendredi 26 septembre 2014, 20h30, à L’Espace Khiasma : EXPOSÉ DES FAITS / VANESSAPLACE INC. / LAST WORDS avec Vanessa Place
(carte blanche à FS)
– Samedi 27 septembre 2014, 17h00, à Lilas en Scène : POÉTIQUES DU
TÉMOIGNAGE avec Fiona McMahon & Geneviève Cohen-Cheminet (table ronde animée par FS)
– Samedi 27 septembre 2014, 20h30, à L’Espace Khiasma : LA TABLE DES OPÉRATIONS (protocole
élaboré et partagé par Frank Smith)
Puis :
– Jeudi 9 avril 2015, 19h00, à L’Espace Khiasma : Lecture/rencontre, Frank Smith reçoit Jacques Henri Michot, dans le cadre du Festival Hors Limites
– Mardi 2 juin 2015, 19h00, aux Archives nationales : Lecture/rencontre, Frank Smith reçoit Georges Didi-Huberman, La mémoire brûle. A l'écoute ici.
On se souvient des vers de Baudelaire : « Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu'elle a disparu »… Dans cette conférence (avec projections d’images), Georges Didi-Huberman proposera quelques éléments d’une réflexion en cours sur la question des soulèvements : pourquoi, mais aussi depuis quoi, se soulève-t-on contre un certain état du temps présent ? À la question du « pourquoi » répond celle du désir, bien sûr. Alors on « brûle » de désir, on « brûle » de former l’image de son désir (ce qu’Ernst Bloch appelait le Principe Espérance) en vue de le réaliser dans la pratique. À la question du « depuis quoi » répond celle de la mémoire. Mais comment penser le fait que l’on puisse « brûler » (désirer) de mémoire ?
Un bureau d'écrivain public se tient aux Archives nationales le jeudi de 14h à 16 h. Sur rendez-vous.
vendredi 2 octobre, 20h30 Lecture/performance de Choeurs politiques, Espache Khiama dans le cadre de Reletectures 16
La résidence de Frank Smith à l’Espace Khiasma et aux Archives nationales s’inscrit dans le cadre du dispositif « Écrivains en Seine-Saint-Denis » initié par le département de la Seine-Saint-Denis.